Mini-Roman , AUTREFOIS QUAND ILS CHASSAIENT........
Avec des éléments du standard cachés entre les lignes, un peu d'histoire de la race et de l'action....
Les noms des personnages et des chiens sont fictifs.
1 ère Partie
Lochiel ouvrait la fenêtre d'un geste lent, encore un peu endormi, il fit pivoter le crochet rouillé qui se désagrègeait jour après jour, mais maintenait fermés les lourds volets que les bourrasques nocturnes secouaient faisant gémir les lames de chêne grises couvertes d'algues. Les paumelles avaient été repeintes chaques printemps, cependant la rouille s'était immiscée entre le métal et le bois, rongeant secrètement ferrures et rivets. Le vieux lord dut s'y prendre à deux fois pour écarter les battants chancelants que le vent écrasait contre la façade de vieilles pierres ourlées de mousse, auréolées de lichens greiges ou verdâtres, et saupoudrées d'une autre variété jaune craie. Le jour naissant l'accueillit d'une gifle de pluie froide et cela le réveillat totalement. En se penchant pour arrimer les pans de bois imbibés, l'air s'engouffra sous le col de son épaisse chemise de tweed ocre et brune. Une onde glacée s'échoua sur sa nuque et s'étala sur son large dos. Ce combat matinal sonnait le réveil pour les chiens qui saluaient le colosse décoiffé avec de brefs jappements rauques. Les grandes silhouettes ébouriffées apparaissaient une à une, s'ébrouant à en perdre l'équilibre, puis s'étiraient longuement avant de se redresser ,les antérieurs sur le muret de la clôture, alignées comme à la parade, piaffant comme des Lippizans et sabrant l'air de leurs longues queues. La vieille Pendra, dont le sang coulait dans les veines de toute la meute, émergeait chaque matin un peu plus tard, peinant comme l'aube à l'approche de l'hiver. L'homme lui fit un geste de la main, rien que pour elle, et un clin d'oeil complice accompagné d'un sourrire édenté, triste et gai à la fois. Elle pouvait encore le voire de son regard perçant, ensuite elle retournait s'abriter tandis que ses congénères inventaient mille et une mimiques pour se faire remarquer. En actionnant la crémone rebelle qui verrouillait vaille que vaille la fenêtre, Lochiel contemplait les monts Grampians et ses terres qui s'effaçaient derrières les carreaux de verre imparfaits que le ciel arrosait. -"Je les parcourrai aujourd'hui avec Sam et Nesta !" ,décidat-il. Il fit chauffer le repas qu'il n'avait pas entièrement consommé la veille. Mrs Gomm, la gouvernante, avait adopté le rythme de Pendra. Cela amusait Lochiel qui dînait peu, bien que la cuisine de la vieille employée se fût améliorée chaque décennies, et le matin il y faisait enfin honneur ; c'était pratique mais surtout encore meilleur réchauffé. Il appliqua de la graisse sur les coutures de ses bottes avant de sortir. Le pinceau manquait de soies, il se dit qu'il faudrait le regarnir car le manche était toujours bon. Il promenait d'abord les jeunes si impatients. Les adultes s'étaient recouchés, aimant à prolonger la nuit, étendus sur le dos, les quatres pattes en l'air. Il prit Lutti et Bran en laisse car ils étaient turbulents et empêchaient les autres chiots de se soulager. Rien ne pressait pour ces deux trublions qui étaient certainement responsables des déjections qu'il fallait encore ramasser dans le chenil de la relève, ainsi nommait-il sa troupe de jeunots. Pour les "levretons" libres il y avait urgence car ils étaient déjà propres, en bons deerhounds ils attendaient les sorties. C'était pour Lochiel l'occasion d'apprécier les lignes du dessus, un de ses secrets d'éleveur. Quand les chiots allaient à la selle, il les observait et si la croupe et le rein se courbaient en un demi-cercle bien régulier, se fondant au dos, c'était de bon augure. En revanche s'il y avait une ou plusieurs cassures, il cèderait le chiot. Le vieil homme était extrêmement exigeant quand il devait faire un choix et sélectionner les chiens qui resteraient chez lui et souvent il n'en gardait aucun. Si une portée était d'abord une source d'espoir, elle charriait son lot de déceptions. Dès les premières semaines il écartait ceux qui n'avaient pas une tête écossaise, c'est-à-dire dont le dernier tiers du museau ne plongeait pas vers la truffe, ainsi que ceux dont le stop était trop marqué. A cet age, le stop devait être pratiquement absent et le nez exagérément aquilin, sans quoi Lochiel disait que les têtes étaient anglaises. Peu de chiots avaient une telle tête, se différenciant des autres lévriers britanniques, malgré l'attention que ses ancêtres y avaient toujours prêtée. Les quelques jeunes qui gambadaient autour de lui avaient tous cet air de famille, typiquement "scottish", mais il fallait qu'ils fussent aussi bâtis pour l'action. Autant pour le type le Lord se focalisait sur les têtes, autant pour le potentiel à chasser il regardait à l'opposé les arrières-mains. Pour lui un deerhound était un énorme cul large et haut perché avec un lévrier loin devant, relié par un rein puissant et bien arqué. Chez les immatures, dont la poitrine n'était pas encore éclatée, avant et arrière semblaient appartenir à deux chiens de gabarits différents. Cet aspect ingrat offrait les meilleures perspectives. Jusqu'à quatre mois les chiots devaient être longs, puis jusqu'à dix ils prenaient de la hauteur et semblaient trop hauts sur pattes paraissant courts de corps. Un bon lévrier devait avoir de longues jambes, avec une grande distance de la hanche au jarret et du coude au sol. Les sujets semblant longs par manque de hauteur de pattes étaient indésirables. En fin de croissance, vers deux, trois ou quatre ans, les angulations d'épaules et arrières se fermaient , la hauteur au garrot diminuait et l'adulte retrouvait ce format dessiné en rectangle, plus long du poitrail aux fessiers que haut du sol au garrot. Lochiel estimait que cette conformation était facile à obtenir chez le deerhound, puisque toute la colonne vertébrale devait être longue depuis la nuque jusqu'à l'extrémité de la queue. La tâche des éleveurs de certaines autres races était plus compliquée, comme par exemple produire un dos court, associé à une encolure longue. Le moment était venu de lâcher Lutti et Bran et il fallait vite capturer Torun et Caesar qui explosaient de joie après s'être soulagés. Lodra, une solide jeune chienne l'inquiètait un peu. Elle était étrangement calme, c'était inhabituel à cet age quoique son aïeule Pendra fût ainsi, gardant son énergie pour les moments opportuns, alors elle surclassait tous les autres, en vitesse et en endurance. Sa petite inquiètude augmenta en songeant à Pendra devenue presque blanche et dont la démarche raide et saccadée rappelait les mouvements des marionnettes à fil. Il aimait les " old ladies", les admirait, et avait remarqué que les mâles achevaient rarement deux quinquennats. Les chiots pleins de vie chassèrent ses idées sombres. Il fit volte-face vers le chateau, s'extasiant de leur obéissance et de leur esprit d'équipe. " Demi-tour les Teens ! " avait-il lancé, et d'emblée toute la troupe retournait gaiement vers le "paddock ". Cela signifiait aussi pour les "louveteaux" que l'heure de la gamelle approchait. Pour les repas, il les séparait en deux groupes, les grassouillets et les finauds. Les premiers avaient une ration appauvrie et limitée car pendant la croissance il craignait le surpoids qui pouvait dévier les aplombs et écraser les pieds. Les jeunes devaient être forts en os mais fin en chair.Il leur distribua une soupe de lait, de pain et d'avoine, accommodée de restes plus ou moins carnés que venait d'apporter Mrs Gomm pour laquelle les chiots étaient sacrés. Elle avait tout organisé la veille, avant de se coucher, et aussitôt après s'être levée, elle mélangeait les ingrédients, ajoutant de la poudre d'os, quelques oeufs entiers, coquilles comprises, deux ou trois sortes d'huiles, beurre, graisses, et quelques plantes dont elle avait la science. C'était le premier acte de ses journées.
2 nde Partie
Arrivé au chenil des adultes, Lochiel tirait vers lui le grand portail en fer forgé oxydé qui se plaignait d'un grincement langoureux. Les chiens sortaient en respectant la hiérarchie solide qui unissait la meute. Cependant Tacha, la leader, passait la dernière, sûre de son rang, elle s'assurait que tous étaient dehors en faisant une ultime inspection de l'enclos. Chacun franchissait le seuil à une allure différente. Les plus jeunes bondissaient comme des kangourous, Penny, une puissante femelle, adoptait un trot relevé, rappelant les chevaux Hackneys, que fort heureusement elle ne pratiquait pas lors des expositions. La vieille Pendra n'était pas la dernière et cela mit du baume au coeur de son maitre. Après que les uns et les autres l'eurent salué en se frottant à lui ou en se relevant sans le souiller de leurs antérieurs, Skye, une des rares deerhounds fauves masqués de noir, vint lui passer entre les jambes, s'arrêtant alors qu'il était à califourchon sur son dos. Il lui gratouillait les joues et lui tournicotait les oreilles, puis elle s'en allait pour recommencer malicieusement. Elle semblait sourire et il se rappelait qu'il y avait quelques mois, quand elle était pleine, cet exercice était devenu impossible tant elle était large avant la mise bas. Il ne fallait pas marcher trop vite afin que Pendra ne se sente pas distancée, ainsi le manège de Skye tombait à pic pour ralentir la promenade. Sam était en pleine forme malgré ses huit ans, jamais Lochiel n'avait eu un chien qui chassa aussi longtemps. Il se disait que cela s'explique sans doute par sa taille modeste, bien inférieure à celle de certaines femelles. Mais Sam n'avait pas à complexer car il était plus long que le plus grand de ses fils, et sur une balance il annoncerait certainement le poids le plus élevé. L'age et le climat l'avait légèrement enrobé, toutefois sa musculature et son ossature étaient exceptionnelles, dès sa jeunesse il parut très masculin et Lochiel ne regrettait pas de l'avoir gardé. Rarement il manquait un cerf, alors il l'achevait promptement. Comme étalon il n'avait jamais déçu, pourtant seul Mac Neil l'utilisa également. Trois ans auparavant, il l'emmena à l'exposition de Crystal Palace sur l'insistance de Mac Neil. Le juge voulut le sortir du ring en lui expliquant que les femelles seraient examinées plus tard et bien évidemment il prit la dernière place. Sam aurait pu passer sous le ventre de certains conccurrents tant ils étaient hauts et Lochiel fut mal à l'aise parmi ces géants. Pourtant il s'y attendait quelque peu, mais pas à ce point. Mac Neil s'excusa de l'avoir incité à le présenter. Ses amis et lui allaient à contre-coeur exposer leurs chiens depuis quelques années, car ils savaient qu'ils allaient au "casse-pipe" ; cependant ils se sentaient investis d'une mission en présentant les derniers sujets qui chassaient encore le cerf. La mode du gigantisme les décourageait peu à peu et ils étaient de moins en moins nombreux à persévérer. Robb Mac Dowell disait qu'il n'y irait plus ,il était vraiment fâché depuis le show de Birmingham, et son épouse Jane l'était plus encore. Lochiel projeta de leur apporter des biscuits de pâte sablée au beurre,préparés par Mrs Gomm,pour les amadouer. Les deerhounds de Lochiel et ses amis différaient de plus en plus du type qui trustait les victoires, ou plutôt les deerhounds modernes s'écartaient du type originel. ce qui brisa Jane fut la création d'un standard auquel ni ses amis ni elle ne purent participer, et lequel excluait de fait la majorité des chiens les meilleurs à la chasse, car le minimum de taille exigé était supérieur à la leur. -"La taille, la belle affaire ! " ,se disait Lochiel qui aurait pu être séduit par un "Gulliver" si seulement il était bien bâti. Ce qui le décevait beaucoup était la conformation générale de cette nouvelle génération. Pour lui ces chiens étaient simplement étirés, gagnant en dimension ce qu'ils perdaient en ossature. De plus, étirés vers le haut seulement, ils semblaient inscrits dans un carré, et étaient étroits comme des bicyclettes. Parfois même, lors de certains concours, était primé le chien le plus grand, à vrai dire le plus haut au garrot. Comble de l'ineptie car ainsi furent sacrés les chiens aux angulations d'épaules les plus ouvertes. Il pensait qu'un grand chien était un sujet grand dans toutes ses dimensions,dans toute son anatomie, lequel ne s'avèrerait certainement pas un grand chasseur à la vue de son expérience. -"Nesta accompagnera Sam à la chasse aujourd'hui ! " se reprit-il . C'était une chienne assez petite, dont le poil très rêche et plutôt court ne cachait pas la silhouette faite de courbes gracieuses. Sa nuque arquée faisait écho au rein bien voussé et le galbe de sa poitrine trouvait son pendant dans l'arrondi de sa croupe légèrement avalée et portée haute par des membres postérieurs longs et bien angulés, mais pas exagérément au point que l'arrière-main s'affaissât et fût instable. Elle serait bientôt en chaleur et Lochiel les marierait à moins qu'il ne choisisse Borun des Mac Neil, il n'était pas encore décidé. Elle devrait être prête en décembre ou janvier, alors les chiots grandiraient sous les rayons du soleil printanier et estival. C'était ainsi qu'il préfèrait élever, car nombre des grands mammifères ont une meilleure croissance durant ses saisons, à l'image des poulains et des veaux. Lochiel se disait que c'était mieux pour les grands chiens également. De retour au chenil, il sépara Skye du clan,elle devait manger moins car elle avait trop bien récupéré aprés sa maternité et accusait des rondeurs disgracieuses. Il écartait aussi Sam et Nesta qui s'alimenteraient le lendemain de la chasse. La paire comprit immédiatement et cette privation les enivra. Dans la grange, Lochiel préleva les colliers de cuir larges de Sam et Nesta. Suspendus parmi d'autres qui s'entassaient depuis des générations. Ses ancêtres déjà ne réutilisaient pas ceux des chiens disparus, respectant ce seul vêtement des lévriers, à chaque chien son collier, lequel restait pendu là aux bons soins du palfrenier qui nourrissait les cuirs chargés de souvenirs et astiquait les plaques de métal doré comme des médailles de bravoure. Le collier de Sam était gigantesque et seul celui de son grand-père Uther était aussi long, laissant deviner la force de leurs cous. Un paquet de petits tours de cou à peine ovales, répliques en miniature des colliers des adultes, séjournaient près de sept colliers fin et droits. Les premiers appartenaient à de jeunes lévriers décédés précocement, emportant avec eux rêves et espoirs de leur maitre. Les derniers furent portés par des staghounds, sorte de grands foxhounds, qui formaient une petite meute que Lochiel avait réunie quand il était plus jeune. Ces chiens devaient lever le gibier et entamer la poursuite, relayés ensuite par une paire de deerhounds qui achevaient la chasse. Il abandonna cette méthode trop bruyante car il appréciait la quête silencieuse qu'il faisait avec deux lévriers aguerris.
3 ème Partie
Le trio contournait le Bois du Tétras par une ravine envahie de fougères, il fallait d'abord se placer nez au vent. Arrivés aux Roches des Celtes, ils remontèrent la colline boisée de feuillus en dessinant des lacets d'un bon demi mile. Bizarrement, plus ils montaient, plus le sol devenait mou et leurs pas s'accélèraient et raccourcissaient pour ne pas s'enfoncer. Les arbres se raréfiaient, rapetissaient, exprimant leurs souffrances par des formes de plus en plus torturées. Dans la tourbe, quelques rochers semblaient flotter sur des mares d'encre noire parsemées d'herbes jaunies. Pleins d'initiatives, Sam et Nesta prolongeaient leur quête latéralement s'écartant de leur maitre vers l'ouest, puis vers l'est. Ils trottinaient sans efforts, avec légèreté, paraissant voler juste au-dessus du terrain détrempé, leurs pieds forts et compacts ne perçaient pas la terre meuble et la végétation gorgée d'eau. Les doigts serrés frappaient brièvement le sol et leurs longues jambes arpentaient le massif comme des compas une carte. Le cou tendu vers l'avant, la tête mi-haute mi-basse, ils relevaient le museau de temps en temps, la truffe cherchant parterre et en l'air des indices olfactifs. Les oreilles étaient dressées, exceptées leurs extémités qui dansaient au rythme de leurs foulées. Elles étaient très mobiles, essayant de capter le moindre son suspect. Parfois elles percevaient un bruit, alors les chiens s'arrêtaient, cous et têtes hauts, leurs pieds sur les dernières phalanges plantés jusqu'au boulet, totalement immobiles. Lochiel savait que leurs épais coussinets élastiques pouvaient ressentirent les vibrations dans le sol, particulièrement celles du trot d'un ongulés, malgré la qualité de la terre. Instantanément l'homme s'arrêtait aussi. Six yeux perçants balayaient la lande. Rien. Ils repartaient de concert. Quelques fois Lochiel apercevait la proie avant les chiens car son regard plus haut lui offrait un meilleur champ de vision, alors c'était lui qui stoppait, immédiatement les lévriers se figeaient, observaient leur maitre, puis orientaient yeux et oreilles dans la même direction. Tendus sur la pointe des pieds, les chiens se grandissaient. Autrefois dans ces moments-là, Pendra se dressait sur ses postérieurs , sa tête arrivait au niveau de celle du chasseur. Cet instant magique, quand il surprenait un cerf inconscient de leur présence, le vieux Lord le devait au silence et au calme de ses compagnons. Il pouvait alors examiner la bête couronnée et décider de son sort. Comme l'animal était seul, il s'agissait d'un mâle mature, les jeunes s'associaient le plus souvent en duo ou en trio. Si le cerf avait été un étalon dans de l'âge d'or et sans tares ou handicaps, il aurait été épargné. Celui-ci était un vétéran qui ravalait ses bois. Sa coiffe modeste dans son épaisseur et douze cors irréguliers et grêles révèlaient son déclin. Toutefois la puissance de son encolure et de son garrot annonçait une rude épreuve. Des combats automnaux il avait gardé une blessure qui ne guérissait pas. Un énorme abcès boursouflait son flanc gauche. Sur son épaule chargées de muscles hypertophiés par la poussée hormonale du rut à peine achevé, naissait une crinière qui s'allongeait sous sa gorge et s'effaçait sous son poitrail. Lochiel le trouvait semblable à Sam qui arborait aussi une superbe crinière et des favoris majestueux. Il fallait s'approcher encore, les chiens se placèrent tranquillement derrière l'homme. Nesta à sa gauche, prévoyant une course en aval de Sam qui se posta à la droite du meneur. Lochiel les mit en laisse, puis s'assura de la direction de la brise et choisit le parcours adapté. L'écossais s'était rapetissé, le buste en avant, marchant presque à quatre pattes. Les lévriers appuyaient leurs épaules à ses hanches, tous trois ne firent plus qu'un, tel un Cerbère silencieux. Le fusil bascula vers l'avant, le chasseur retendit la dragonne et regretta de l'avoir emmené car il en avait rarement besoin. Lochiel s'immobilisa, le cerf avait dirigé ses oreilles vers eux, le moindre bruit les trahirait. Sam et Nesta imitèrent leur maître dans une synchronisation digne d'un ballet. L'homme avait remonté son foulard sur son nez, l'ovale rose de son visage déclencherait inéluctablement la fuite du gibier. Le trio, tel une statue, attendait parfois plusieurs minutes que le cerf broutât à nouveau, les oreilles redevenues mobiles. Le vieux cerf s'était lui aussi placé nez au vent, son mufle veillant aux effluves portées par la brise. Ses yeux étranges, proéminents et placés sur les côtés, étaient fendus horizontalement. Ils pouvaient capter simultanément les champs gauche et droit. L'angle mort, derrière lui, où évoluaient Lochiel et ses chiens, était surveillé par l'ouïe que la mastication altérait sans doute. Petit à petit, patiemment, ils réduisaient la distance. Entre ses deux lévriers l'homme s'était agenouillé plus encore, avançant péniblement, masqué par les chiens grisâtres. Ses genous craquaient, ses hanches grinçaient. Le dessus de ses cuisses et ses fessiers tétanisaient. Il souffrait, mais c'était le prix à payer pour gagner quelques mètres encore. Maintenant moins de cent yards les séparaient de l'objectif. Le couple de canidés s'était tapi instinctivement, rampant avec les omoplates saillantes au-dessus du garrot. Ce n'était pas avec une meute de chiens courants qu'il pouvait jouir d'un tel instant. Il pouvait observer avidement le cerf rouge d'Ecosse, un peu moins grand et lourd que son cousin continental, le cerf élaphe, mais parfaitement adapté à son biotope. Il le reconnut car il l'avait déjà approché l'année précédente. C'était alors un quatorze cors forts et réguliers dans sa dixième tête probablement. Il l'avait grâcié, préférant qu'il brame encore afin qu'il conquière une fois de plus le droit de transmettre ses qualités à son harpail. Lochiel ne voulait pas de trophées parfaits, et sur ses murs seuls des bois irréguliers, médiocres, voire anormaux couronnaient des demi crânes blanchâtres fixés sur des rondelles de chêne foncé. Aujourd'hui il avait décidé de cueillir ce roi déchu. Sam et Nesta étaient d'un calme impressionnant, seuls quelques tressaillements nerveux agitaient leur épiderme ça et là. Lochiel aurait pu les lâcher depuis longtemps mais il ne résistait pas au défi d'approcher encore, d'attendre encore, dans ces moments-là le temps était suspendu et la musique de Mozart ou Haydn chantait en lui.
4 ème Partie
Soudain le cerf releva son cou de taureau et sembla parcouru de tics électriques. Il piaffa des antérieurs, pivota à gauche puis à droite sur ses postérieurs. Ses fessiers clairs s'ébouriffèrent. Une crête hirsute apparût sur son dos et sa crinière gonfla. Malgré sa stupeur, son expérience lui dictait de déterminer la direction de sa fuite. Lochiel libéra les deerhounds en poussant un vif cri : "YEAH ! ", à la fois pour encourager ses chiens, mais aussi pour provoquer le départ du cervidé car une fois, un cerf fut tellement surpris que la vue des lévriers le paralysa et il fut pris sans avoir pu fuir. A combattre sans péril, on vainc sans gloire. La poursuite s'engagea. D'abord pétrifié par la peur, le cerf s'élança. Le galop des deerhounds était entravé par le sol mou qui neutralisait leurs appuis et les obligeait à une succession de bonds pour s'en extraire à chaque foulée. C'est pourquoi Lochiel et ses ancêtres avaient toujours sélectionné des sujets à l'arrière-main large et puissante. Les cervidés ont une fâcheuse manie, peut-être due à leur curiosité, quand un danger survient ils détalent, puis, après quelques hectomètres, ils s'arrêtent ou ralentissent pour l'observer, permettant aux chiens de combler rapidement leur retard. La fuite reprit vers le sommet comme souvent. En montée, seuls les coureurs adaptés à cet effort tenaient le train. Sam et Nesta avaient un corps long et flexible, un rein musclé bien voussé, et une croupe légèrement avalée. Cette conformation leur permettait un total engagement des postérieurs vers l'avant malgré la pente. Les sujets trop lourds peinaient dans cette situation et se faisaient distancer. Le cerf ne semait pas ses poursuivants, c'était inhabituel et il commençait à paniquer. Il changeait ses trajectoires, louvoyait de manière désordonnée, alors la paire de lévriers se sépara. Nesta, la plus rapide, serra le train, talonnant sa proie, quant à Sam, il coupait au plus court, prenant de l'altitude, peu à peu il se positionnait en amont. Ce galop effréné durait depuis plus longtemps que le sprint d'un greyhound derrière un lièvre. Les deux deerhounds produisaient un galop moins rapide que celui de leur cousin anglais, mais ils étaient plus endurants. Leur tronc long, leurs longues jambes avaient une fréquence de mouvements moins élevée mais ils prenaient beaucoup de terrain à chaque foulée et à chaque bond. Le cerf fatiguait, Nesta aussi, elle commençait même à perdre le contact, mais Sam s'était relativement économisé, il était cinquante mètres au-dessus de la proie . L'heure de l'assaut final avait sonnée. Il fondait vers le gibier. Lochiel avait courru aussi vite et aussi longtemps qu'il avait pu. Les chiens n'aboyant pas, son expérience l'avait guidé. Comme la crête était éloignée, il avait deviné que le cerf fatiguerait avant de l'avoir atteinte et s'était dirigé directement vers l'amont du Dinkie qui roucoulait l'oraison funèbre en glissant autour des galets coiffés de mousse émeraude. Le vieux courageux eût la chance d'arriver à temps pour voir Sam dans ses oeuvres. Sa vitesse amplifiée par la descente, il eut tôt fait d'embrasser sa proie. Violemment. Littéralement. Il prit entre ses crocs le museau et de tout son corps il percuta le flanc de la bête rousse qui chuta lourdement mais se releva aussitôt pour reprendre sa course malgré ce lest canin suspendu sous sa tête qui entravait les mouvements de ses antérieurs. Cette manière de percuter avec le corps et la croupe est typique des deerhounds. Lochiel l'avait observée chez les chiots jouant entre eux, et les adultes continuaient à pratiquer ces percussions, rendant leurs ébats brutaux voire dangereux. Nesta rejoignit à son tour le centaure mi-cerf mi-chien. Elle saisit la cuisse, juste au-dessus du genou, un endroit plus facile à attraper que le bas du membre. Le cerf ne se dégagera pas de cette prise en ruant ou en frappant la gueule de la chienne avec le sabot de son postérieur libre. Ensuite Nesta pivota sur ses antérieurs, balayant de sa croupe les appuis de la proie, qui, fauchée, s'effondra sur le poitrail. Autrefois, Pendra attrapait le coude et percutait les postérieurs du cerf qui s'affalait de tout son long, pliant à l'avant sous le poids de deux chiens et chutant à l'arrière presque simultanément. Lochiel voyait le cerf comme prosterné, terrassé devant mais encore debout sur ses postérieurs. Plutôt que tenter de se relever, il cherchait un second souffle, presque sereinement. Il fallait que Nesta fasse chuter au plus vite l'arrière-train du cervidé. Lochiel ne respirait plus. Il savait que d'un ultime sursaut la bête pouvait se dégager. Nesta tournoyait entre les jambes encore verticales, bousculant l'une, puis l'autre, sans lâcher sa prise sur la rotule. Elle tirait la cuisse prisonnière vers l'intérieur, le cou tordu à l'extrème, et semblait emmêlée dans les hauts jarrets du géant. La valeureuse victime céda s'étalant sur son travers, son ventre se gonflait et se rétractait alternativement. Cette séquence rappelait aussi les jeux des chiots qui s'attrapaient instinctivement aux coudes ou au genoux, puis tentaient de se renverser. Lochiel mit le cerf en joue mais il savait que Sam parviendrait à l'achever. Le vieux mâle avait lâché les naseaux déchirés et avait pris la gorge entre ses canines. En appui sur ses quatre pattes, le corps arque bouté, le cou tendu, Sam tirait en arrière par à-coups brefs , secs et puissants. La trachée s'écrasait peu à peu à chaque traction. Le cerf suffoquait, la gueule béante, les narines blessées évasées. La fente horizontale de sa pupille cherchait dans le ciel un sursis qui n'aura pas lieu, le larmier débordant une dernière fois, il s'éteignit. L'énorme corps devint inerte, mou, tandis que quelques reflexes agitaient les membres raides et tendus. Les chiens lâchèrent la proie devenue immobile. Ils avaient les yeux exorbités, les pupilles dilatées leur faisait un regard halluciné. -" D'où reviennent-ils ? " , songea Lochiel, " Eux qui d'ordinaire ont un regard si doux." Leurs langues bleuies pendaient, leurs lèvres tendues sur les gencives découvraient des dents rougies et couvertes de poils grossiers mi-fauves, mi-blancs. Une bave rosée écumait autour de leurs gueules impressionnantes. Leurs fourrures étaient maculées, parsemées de mèches hirsutes et ensanglantées. Ensemble ils haletaient en produisant une vapeur qui leur donnait un air de dragons moyenâgeux. Ils se secouèrent énergiquement pour se débarrasser des saletés qui les recouvraient, les oreilles fouettant les joues en émettant quelques "flap,flap,flap" caractéristiques. Lochiel les rejoignit et les caressa. Ils ne remuaient que l'extrémité de leur queue et se frottèrent à lui pour se nettoyer et se sècher un peu.
5 ème Partie
L'homme parut soudainement fatigué, triste et vieux. Il partit couper deux longues branches pour fabriquer un brancard de fortune tandis que les deux lévriers se couchaient près du gisant. Lochiel mit un rameau dans la bouche du cerf, puis il le ligota sur la civière improvisée, le crucifiant sur un X à la jointure excentrée. Il se posta entre les perches les plus longues, dos à la victime, plia les genoux en gardant le buste droit, empoigna les manches et leva l'ongulé à la force de ses cuisses. Ainsi, avec son travois, il redescendit vers son domicile, suivi par deux ombres quadrupèdes. Sam et Nesta marchaient côte à côte, nonchalants. D'habitude, au pas comme au trot, leurs dos étaient rigides comme une poutre. Maintenant leurs colonnes vertébrales ondulaient comme deux serpents, leurs flancs balançaient de gauche à droite et leurs croupes chaloupaient. Les têtes basses dodelinaient, synchrones. Ils avaient tout donné, peut-être trop. Lochiel ne connaissait pas une race plus généreuse dans l'effort, incomparable aux chiens courants qui pouvaient revenir de la chasse en trottinant, ou aux terriers qui semblaient pouvoir repartir au combat inlassablement. Il se disait que même les prédateurs sauvages gardaient de l'énergie, ne pouvant pas risquer de se blesser et tout miser sur une capture. Sur le trajet du retour, malgré le pesant fardeau qu'il trainait derrière lui, il se remémorait le voyage au Kenya qu'il avait fait avec son père jadis. Un voyage initiatique qui était une tradition dans sa famille. Le jeune homme qu'il avait été et le patriarche parcoururent la savane non pas pour chasser mais pour observer les lions, les guépards et les lycaons. Cela avait surpris les guides habitués aux carnages des chasseurs blancs. -" En Afrique il y a plus à apprendre qu'à prendre. ", avait sermonné le vieux Lord désabusé par les temps modernes. Les lycaons se déplaçaient en trottant sur des dizaines de kilomètres, le nombre d'individus qui composaient la meute leur permettait de prévenir les dangers. Les guépards marchaient en petits groupes, par paires, ou parfois seuls, car le trot était une allure risquée, ils pouvaient être surpris par des hyènes ou d'autres grands fauves. Son père disait que les deerhounds devaient avoir à la fois les qualités du lycaon et celles du guépard. Du premier, l'endurance, l'esprit d'équipe et la stratégie. Du second, la vitesse, la souplesse et la force. Il lui fit remarquer que les deux espèces avaient des membres longs, paraissant hautes sur pattes malgré un corps long et un format rectangle. Les angulations étaient marquées mais modérées, la croupe culminante, et le cou était moyennement long mais très fort. Le trot du lycaon lui paraissait exemplaire. Il était produit par l'action des pieds essentiellement, préservant les autres muscles pour les efforts intenses. L'élévation de la croupe, particulièrement celle du guépard, était due à la grande longueur des jambes arrières, mais aussi aux angulations raisonnables. Ainsi en statique, à la marche ou au trot, le poids de l'arrière était partiellement porté par les antérieurs, soulageant les postérieurs qu'ils sollicitaient au galop. Il expliquait le phénoménal galop du guépard par la longueur du corps et sa participation dans la locomotion. Il s'émerveillait de la flexibilité, de la force du rein, et de l'action de tous les muscles du tronc. Ces particularités permettaient au guépard d'être plus rapide durant quelques hectomètres que ses proies qui couraient avec un tronc rigide ou presque. C'était pourquoi il était possible de monter un cheval au galop. Depuis des générations ses ancêtres, en sélectionnant leurs deerhounds, étaient arrivés aux mêmes conclusions que la nature. Lochiel mesura alors le gâchis que représentaient les sujets modernes aux encolures de girafes, construits dans un carré avec la croupe basse.... Son père insistait beaucoup sur l'influence du gabarit et de la taille. Les lycaons mesuraient 60 à 65 cm au garrot pour 20 à 30 kg. Légers, ils devaient chasser à plusieurs pour maîtriser une proie comme un gnou ou un zèbre. Les mâles guépards pouvaient atteindre 80 cm et 50 kg mais leurs performances à la course en souffraient et ils devaient s'associer pour réussir une capture. C'était la raison pour laquelle, jeunes, ils formaient des groupes de trois ou quatre individus puis, l'expérience aidant, ils finissaient en paire qui se partageait proies, territoire et femelles. Les guépards femelles étaient plus petites et moins pesantes, environ 70 cm pour 30 à 40 kg. Plus rapides et plus agiles, elles étaient beaucoup plus efficacesà la chasse que les mâles. Seule, une mère pouvait assurer les besoins alimentaires de deux à cinq petits en croissance, soit jusqu'à dix fois ceux d'un adulte. -"En plusieurs milliers d'années, la nature a trouvé les limites de taille et de poids pour ce type de chasseurs à la course." , lui disait-il,-" Aussi ne garde pas de lévriers trop grands. N'en attends rien, ni à la chasse, ni àl'élevage. Les dimensions du guépard sont plus qu'un exemple, elles sont une limite. Jamais plus fils, jamais plus ! ". Lochiel s'échappait de ses souvenirs sur les mots de son père. Il décida d'accoupler Sam à Nesta. Mac Neil sera déçu mais il comprendrait. Il passa près de chez Ross, son voisin et ami de toujours. Celui-ci avait vécu une chasse tragique, il y avait quelques jours. Il lui offrirai un chiot, peut-être deux, pour remplacer la chienne qui avait péri. Le cerf était parvenu à se relever alors qu'il était terrassé. Ross qui s'était trop approché fut même blessé à l'aiselle et près du cou, derrière l'oreille, à la fois piqué et balafré. Les deux chiens avaient réagi promptement en se jetant à nouveau sur le colosse réssuscité. Ross put le daguer dans l'action. Mais un maître-andouiller avait éventré la belle chienne jaune et bringée. Il l'avait posée contre le corps du cervidé attaché sur le travois. Elle s'y était endormie à tout jamais, sa joue contre l'épaule du splendide douze cors qui l'accompagnerait sur l'arc-en-ciel. En arrivant au village, Murray, tavernier et artiste, vit les deux corps unis et voulut les peindre, les immortaliser. Ross prit le meilleur whisky de Murray, s'assit près du chevalet avec son jeune mâle couché à ses pieds et le tavernier les représenta tous les quatre, la bouteille ambrée diffractant la lumière. Sans doute le plus beau tableau qu'avait vu Lochiel.
Florent Friedrich.